Sous la lune pleine, un cercle de pratiquantes célèbre la Déesse. Nul besoin de temples monumentaux ni de renoncements austères : chanter, danser, rire, aimer suffisent. Dans The Spiral Dance de Starhawk, figure majeure de la Wicca néo-païenne, on trouve cette déclaration saisissante : « Tous les actes d’amour et de plaisir sont mes rituels ». Issue de la Charge de la Déesse – un texte sacré de la Wicca rédigé à l’origine par Doreen Valiente – cette phrase sacralise chaque élan d’amour et de joie sensuelle comme offrande divine. Cet article explorera l’histoire et la portée symbolique de cet adage dans le paganisme, son écho anthropologique dans les traditions anciennes, la dualité entre spiritualités qui exaltent le corps et celles, judéo-chrétiennes, qui le répriment. Nous évoquerons enfin comment sorcellerie et arts mystiques participent d’une reconquête du sacré par le corps.
Origines wiccanes : une devise du sacré joyeux
La phrase « Tous les actes d’amour et de plaisir sont mes rituels » provient de la Charge de la Déesse, un texte fondamental de la Wicca écrit dans les années 1950 (adapté par Starhawk en 1979). La Déesse, principe féminin du divin, y parle à ses fidèles : elle les invite à se réunir « nus dans [leurs] rites », à chanter, festoyer, danser et « faire l’amour en [s]a présence », car Son extase est spirituelle et Sa joie s’incarne sur Terre. « Mon culte sera au cœur de la réjouissance, car voyez – tous les actes d’amour et de plaisir sont Mes rituels. » proclame-t-elle.
Par ces mots, chaque expression d’amour, chaque plaisir sincère devient un acte liturgique. Il s’agit d’un renversement radical des mentalités puritaines : la Wicca érige le bonheur des sens en voie de communion avec le divin. Comme l’explique Starhawk, dans la sorcellerie (Witchcraft) la s.e.xualité est conçue comme « une force de vie numineuse et sacrée » pouvant s’exprimer librement dès lors que l’amour en est le guide. Aucun acte d’affection ou de plaisir sincère n’est jugé profane ou impur : faire l’amour, rire, savourer les plaisirs simples de la vie, tout cela honore la Déesse.
« Tout acte inspiré par l’amour et le plaisir est un rituel de la Déesse ».
Le plaisir n’est donc pas une frivolité superficielle : il devient « une expression profonde de la force vitale, un pouvoir de connexion qui nous relie aux autres ».
Historiquement, cette sacralisation de l’amour charnel puise dans le terreau du paganisme antique. Les fondateurs de la Wicca, comme Gerald Gardner et Doreen Valiente, s’inspirent de mythes et pratiques anciens où divinités de la fertilité et rites sensuels allaient de pair. La Charge de la Déesse résonne d’influences antiques et réaffirme une vision hédoniste sacrée du monde.
Une vision où le divin s’exprime à travers la nature et le corps humain, et où la joie est un devoir spirituel.
En proclamant que l’amour et le plaisir sont des rituels, la Déesse rappelle à ses adeptes que la vie terrestre dans toute sa sensualité est le temple même de la spiritualité. Cette devise au ton jubilatoire a contribué à faire de la Wicca une religion résolument positive envers le corps, en contraste flagrant avec des siècles de traditions ascétiques dominantes.
Plaisir et sensualité : perspectives anthropologiques anciennes
L’idée d’un plaisir sacralisé n’est pas nouvelle : de nombreuses traditions spirituelles anciennes intégraient la sensualité dans leurs rituels et leur vision du monde. Bien avant l’ère chrétienne, les cultes païens célèbrent la fécondité de la terre par des fêtes où l’exubérance des sens fait office d’offrande aux dieux.
Par exemple, dans la Mésopotamie antique, il existait des rites de fertilité associant s.e.xualité et sacré : selon l’historien Hérodote, certaines sociétés babyloniennes pratiquaient des rites sexuels sacrés dans le temple d’Ishtar (déesse de l’amour). Chaque femme de Babylone, disait-il, devait symboliquement s’unir à un étranger au temple au moins une fois dans sa vie, accomplissant ainsi un rituel d’offrande de son corps à la déesse. Pour les anciens, la s.e.xualité pouvait être investie d’une dimension rituelle puissante, visant à s’attirer les bénédictions de la déesse de la fertilité.
Dans le monde gréco-romain, on retrouve également cette sacralisation de l’extase corporelle. Les cultes en Grèce, puis chez les romains, faisaient du délire joyeux et des débordements des sens une voie de communion avec les dieux du vin et de la vitalité. Danse frénétique, musique enivrante, ivresse du vin et parfois licence sexuelle caractérisaient ces fêtes mystérieuses où l’individu, transporté par l’extase collective, touchait au divin par le biais du plaisir et du dépassement de soi.
En Asie, certaines voies spirituelles ont élevé la sensualité au rang d’art mystique. Le Tantrisme, courant de l’hindouisme et du bouddhisme, en est l’exemple emblématique. Plutôt que de nier les désirs, le Tantra les utilise : l’union sexuelle ritualisée y est conçue comme un moyen d’atteindre l’illumination, en unissant les polarités masculine et féminine (Shiva et Shakti) au sein du pratiquant. La doctrine tantrique affirme que l’énergie sexuelle, éveillée et contrôlée, peut être transmutée en extase mystique.
Qu’il s’agisse des fêtes printanières celtiques de Beltane, des danses extatiques soufies ou des rituels chamaniques de transe – le corps n’était pas absent du spirituel. Le plaisir physique, le sensuel, y étaient des offrandes légitimes aux puissances divines, un véhicule vers l’expérience du sacré. Ces perspectives montrent que la sacralisation du plaisir s’inscrit dans une continuité où le corps est instrument de communion spirituelle.
Sacralisation du corps vs. péché de la chair : deux visions du monde
Si nombre de traditions païennes et orientales ont vu dans le corps et le plaisir des alliés du sacré, les courants judéo-chrétiens ont souvent adopté la position inverse, érigeant une véritable dualité entre l’esprit et la chair. D’un côté, la vision hédoniste sacrée (paganisme, tantrisme, etc.) honore la matière, célèbre l’union charnelle et considère les plaisirs des sens comme des dons divins. De l’autre, la tradition judéo-chrétienne dominante prône la maîtrise du corps, suspectant le plaisir d’être un piège vers le péché. Cette opposition a profondément marqué la morale occidentale.
Dans la tradition judéo-chrétienne dominante, la pureté s’identifie à la continence et à la domination de l’esprit sur les instincts. La chair devient « faible », la virginité un idéal de sainteté, et la luxure – l’un des sept péchés capitaux.
Pendant des siècles, le corps est ainsi perçu comme un ennemi de l’âme qu’il faut dompter. La chair est « faible », susceptible de faire chuter l’homme s’il s’y abandonne. Cette vision austère a aussi diabolisé le corps de la femme, perçu comme objet de désir et donc de péché potentiel (d’où l’idéal marial de la Vierge immaculée, opposé à Ève tentatrice).
Face à cette rigidité, les traditions païennes apparaissaient comme lubriques et diaboliques. Les anciens rites de fertilité, la danse, la fête, furent assimilés à des rituels démoniaques dans l’imaginaire chrétien.
La chasse aux sorcières s’est en partie acharnée sur des femmes accusées d’indécence charnelle avec le Diable, signe que tout usage « libre » du plaisir était suspect, alors que celles-ci sacralisaient le corps au lieu de l’opprimer.
La Wicca moderne a voulu réhabiliter ce que l’Occident chrétien avait relégué dans l’ombre : le caractère sacré de la nature et de nos sens.
Là où la religion patriarcale voyait une menace, la spiritualité païenne parle d’une voie. On passe d’une vision où le plaisir est obstacle à la pureté, à une vision où la célébration du corps est un acte de foi, un rituel aussi valables qu’une prière ou une offrande classique.
Cette dualité de perspectives – corps sacré versus corps pécheur – a des implications profondes sur la culture : l’une engendre une attitude de célébration de la vie, l’autre une attitude de contrôle et parfois de honte.
Reconquête du sacré par le corps : arts mystiques et réenchantement
Au XXᵉ et XXIᵉ siècles, on assiste dans certains milieux à une véritable réappropriation du corps et du plaisir comme dimensions spirituelles. Le néo-paganisme, la sorcellerie moderne et les arts mystiques jouent un rôle clé dans ce mouvement de réenchantement. Des figures comme Starhawk ont encouragé les individus – en particulier les femmes – à revendiquer la sacralité de leurs besoins et désirs.
Les arts mystiques sollicitent les sens pour atteindre le sacré. Le rituel devient un acte total engageant le corps autant que l’âme. Le corps cesse d’être un poids ou un obstacle : il devient un canal, un instrument permettant de ressentir le « numineux » à même la chair.
En reconnectant magie et corporalité, ces pratiques participent à un mouvement plus large de réhabilitation du sensible, prenant part à ces courants alternatifs qui cherchent à réenchanter un monde désenchanté par des siècles de rationalisme austère.
Le corps, autrefois méprisé au profit de l’esprit, est réinvesti comme sanctuaire du sacré. Peindre son corps, le parer de symboles, danser sous la lune, faire l’amour – tout cela s’inscrit dans une reconquête du sacré à travers l’émotion, la sensation. C’est une manière de guérir la scission entre l’âme et les sens.
Le rituel sert à unir deux dimensions : donner du sens (du signifié) à nos sens (nos sensations). Par le parfum d’une bougie, le goût du vin, la caresse d’une main, on inscrit la sensation éphémère dans une trame de sens qui la dépasse.
Conclusion
« Tous les actes d’amour et de plaisir sont mes rituels » – cette phrase, chargée d’histoire et de symbole, nous rappelle que le sens du sacré peut se trouver dans une étreinte tout autant que dans une prière. Il tient à nous, modernes désenchantés, de peut-être réapprendre cette vérité ancienne : nos sens savent le chemin du sacré, dès lors que l’amour les guide.
Réconcilier Eros et le sacré, le corps et l’esprit, telle est sans doute l’ambition au cœur de la spiritualité néopaïenne dont Starhawk se fait voix.
© NOIR KĀLA
Sources :
Starhawk, The Spiral Dance (1979)
D. Valiente, Charge of the Goddess (1957)
CNRTL, Étymologies de plaisir
Tradition orale Wicca (Z. Budapest)
Photographie : Bianca Des Jardins